L’humanité a vu bien pire

Ce qui étonne le philosophe André Comte-Sponville depuis quelques semaines, ce n’est
pas la gravité intrinsèque du Covid-19, c’est l’affolement médiatique qui l’accompagne.
Interview par William Bourton
Le Soir du 01/04/2020

La première question sera personnelle : comment vivez-vous la pandémie du
Covid-19, le confinement, la perspective de tomber malade, etc. ?
Je suis confiné à Paris, avec ma compagne. Nous nous félicitons tous les jours d’être deux
et en bonne santé ! Pour ce qui me concerne, puisque vous me posez la question, je suis
serein. D’abord parce que plus je vieillis, moins j’ai peur de la mort – cela me paraît
normal : il est moins triste de mourir à 68 ans qu’à 20 ou 30. Ensuite parce que cette
maladie est bénigne dans 80 % des cas et mortelle seulement dans 1 ou 2 % – peut-être
5 ou 6 % pour les gens de mon âge. Le plus probable de très loin, même si le virus finit
par m’atteindre, est que j’en réchappe ! Et si ce n’est pas le cas, bah, il faut bien mourir
de quelque chose et j’aime mieux mourir du Covid-19 qu’être Alzheimer ou grabataire
pendant des années comme j’en ai tant vu autour de moi… Enfin, je suis surtout serein
parce que mes trois enfants, qui sont de jeunes adultes, sont moins exposés que moi aux
complications. Pour un père de famille, c’est le plus important !

L’ampleur et la gravité de la crise vous a-t-elle surpris ?
Sa gravité réelle, non, pas vraiment. Un infectiologue m’avait dit, il y a une vingtaine
d’années, que la guerre multimillénaire entre les microbes et l’humanité, ce serait les
microbes qui allaient la gagner : ils ont pour eux le nombre, le temps, l’adaptabilité, des
mutations innombrables et très rapides… Je ne sais s’il avait raison, mais cela me donna
à réfléchir et me prépara peut-être à ce que nous vivons aujourd’hui. J’ai toujours pensé
que l’humanité disparaîtrait un jour, que ce soit par un virus, une bactérie, un astéroïde,
une guerre nucléaire ou le réchauffement climatique. A côté de toutes ces catastrophes
possibles, l’épidémie du Covid-19 reste un problème surmontable ! On parle de
plusieurs millions de morts en Europe, ce qui serait évidemment catastrophique. Ces ce
que le confinement vise à empêcher – et empêchera en effet si nous le respectons
strictement. Mais enfin, l’humanité a vu bien pire ! Rappelons que la peste noire, au XIVe
siècle, a tué presque la moitié de la population européenne de l’époque, soit environ 25
millions de personnes. Et que la malnutrition de nos jours, tue 9 millions de personnes
par an, dont 3 millions d’enfants. Pourquoi parle-t-on tellement des 10.000 morts en
Italie, des 3.000 morts en France, des 500 morts en Belgique et peu des ces 9 millions ?
En partie parce que le Covid-19 est une maladie nouvelle et qu’on s’effraie davantage de
ce qu’on ne connaît pas. En partie aussi, même si c’est moralement sans pertinence,
parque la malnutrition tue surtout dans d’autres pays que les nôtres… Je sais bien que
cette pandémie, parce quelle est mondiale et resserrée dans le temps, a quelque chose
de plus spectaculaire. Mais enfin, il meurt 600.000 personnes par an France, dont
150.000 par cancer. En quoi les décès résultant du Covid-19 sont-ils plus importants que
les 600.000 autres ?

Vous voulez dire que le Covid-19 n’est pas si grave ?
Une maladie qui peut tuer des millions de gens, c’est évidemment très grave. Mais faut-il
pour autant ne plus parler que de ça ? Voyez nos journaux télévisés. La guerre en Syrie ?
Plus de nouvelles ! Les migrants ? Disparus des écrans ! Le réchauffement climatique ?
Oublié ! Oui, le coronavirus, c’est très grave. Mais le réchauffement climatique l’est à
mon avis beaucoup plus. Attention de ne pas tomber dans la démesure ! Un journaliste
m’a demandé hier si le Covid-19, c’était la fin du monde. Vous vous rendez compte ? Un
taux de létalité de 1 ou 2 % – sans doute moins si on tient compte des cas non détectés –
et les gens vous parlent de fin du monde ! Ce qui m’étonne, pour résumer, ce n’est pas la
gravité intrinsèque du Covid-19, c’est l’espèce d’affolement médiatique qui
l’accompagne, comme si les journalistes réalisaient soudain que nous sommes mortels.
Quel scoop !

Que nous disent là-dessus les philosophes ?
Que la mort fait partie de la vie. Montaigne l’a dit magnifiquement : « Tu ne meurs pas de
ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant. » La plupart veulent l’oublier,
constate-t-il : « Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent : de mort, nulles nouvelles. Tout
cela est beau. Mais aussi, quand elle arrive ou à eux, ou à leurs femmes, enfants et amis, les
surprenant soudain et à découvert, quels tourments, quels cris, quelle rage et quel
désespoir les accablent ! Vites-vous jamais rien si rabaissé, si changé, si confus ? » Nous en
sommes là. Si nous pensions plus souvent à la mort, nous aimerions davantage la vie,
nous vivrions plus intensément et serions moins affolés par cette pandémie. Le sens du
tragique est un antidote contre la peur. Bref, j’ai deux nouvelles à annoncer à vos
lecteurs, une bonne et une mauvaise. La mauvaise, c’est que nous allons tous mourir. La
bonne, c’est que l’énorme majorité d’entre nous mourra d’autre chose que du Covid-19 !

On a longtemps communié dans un ensemble de valeurs communes, morales et
religieuses. C’est moins le cas désormais. Pourtant, aujourd’hui, on a le sentiment
que des communautés se ressoudent autour de vertus comme la générosité, la
compassion, la gratitude ou l’humilité. Il fallait plongé dans le désarroi pour en
redécouvrir l’importance ?
C’est toujours face au mal qu’on ressent l’urgence e du bien? Pas étonnant que ces vertus
retrouvent une espèce d’actualité ! Cela dit, n’exagérons pas, comme si là encore, le
coronavirus avait tout changé. Ces valeurs n’ont jamais été tout à fait oubliées. Voyez la
gloire de l’abbé Pierre ou le succès, depuis 20 ans, des Restos du coeur. D’ailleurs, si mon
Petit traité des grandes vertus a eu tellement de succès, il y a un quart de siècle, c’est que
les gens sentaient bien que ces valeurs ne dépendaient pas de l’époque. Cela fait plus de
2.000 ans qu’elles nous éclairent, épidémie ou pas.

Dans ce Petit traité, vous expliquez que la compassion n’est pas la pitié, car elle
s’exerce horizontalement entre égaux, et non de haut en bas. Devant le virus, nous
sommes égaux, c’est-à-dire tous vulnérables…et mortels. C’est ce qui explique les
élans de compassion que nous vivons ?
La compassion ne commence pas avec le coronavirus ! Souvenez-vous de la photo de ce
petit garçon de trois ans trouvé mort sur une plage, et de l’émotion qu’elle suscita dans
le monde entier ! Pourquoi aurions-nous davantage de compassion pour les morts du
Covid-19 que pour les migrants qui meurent noyés en Méditerranée, ou même que pour
nos compatriotes qui meurent de cancer, qui sont (pour l’instant) beaucoup plus
nombreux que les victimes du coronavirus ?

Un autre de vos ouvrages s’intitule Le capitalisme est-il moral ? Je vous pose la
question… Et s’il ne l’est pas ou pas assez, faudra-t-il le « moraliser » à l’aune de ce
que nous vivons aujourd’hui ?
Il ne l’est pas – il est amoral. C’est pourquoi il faut en effet le moraliser, non pas en le
rendant intrinsèquement vertueux, ce qui est impossible, mais en lui fixant de l’extérieur
– par la loi – un certain nombre de limites non marchandes et non marchandables. On le
fait depuis au moins 150 ans : voyez les libertés syndicales, le droit du travail, les congés
payés, la retraite, la Sécurité sociale… Il faut bien sûr continuer et tant mieux si le Covid-
19 nous le rappelle. Mais ne comptez sur la compassion pour créer de la richesse, ni
donc pour tenir lieu d’économie. En l’occurrence, il m’arrive de craindre que la crise
économique, liée à cette pandémie, ne fasse, spécialement dans les pays les plus pauvres,
plus de morts que le coronavirus… Même dans nos pays riches, la situation est
inquiétante. Tout le monde veut augmenter le budget de la santé. Mais comment, si
l’économie s’effondre ?